Qui vote pour qui et pourquoi ? Comment la structure sociale des électorats des différents courants politiques en France a-t-elle évolué de 1789 à 2022 ? En s’appuyant sur un travail inédit de numérisation des données électorales et socio-économiques couvrant plus de deux siècles, cet ouvrage propose une histoire du vote et des inégalités à partir du laboratoire français. Toutes les données collectées au niveau des quelques 36 000 communes de France sont disponibles en ligne en accès libre sur ce site, qui comprend des centaines de cartes, graphiques et tableaux interactifs auxquels le lecteur pourra se reporter afin d’approfondir ses propres analyses et hypothèses.
Au-delà de son intérêt historique, cet ouvrage apporte un regard neuf sur les crises du présent et leur possible dénouement. La tripartition de la vie politique issue des élections de 2022, avec d’une part un bloc central regroupant un électorat socialement beaucoup plus favorisé que la moyenne – et réunissant d’après les sources ici rassemblées le vote le plus bourgeois de toute l’histoire de France –, et de l’autre des classes populaires urbaines et rurales divisées entre les deux autres blocs, ne peut être correctement analysée qu’en prenant le recul historique nécessaire. En particulier, ce n’est qu’en remontant à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, à une époque où l’on observait des formes similaires de tripartition avant que la bipolarisation ne l’emporte pendant la majeure partie du siècle dernier, que l’on peut comprendre les tensions à l’œuvre aujourd’hui. La tripartition a toujours été instable alors que c’est la bipartition qui a permis le progrès économique et social. Comparer de façon minutieuse les différentes configurations permet de mieux envisager plusieurs trajectoires d’évolutions possibles pour les décennies à venir.
Qui vote pour qui et pourquoi ? Comment la structure sociale des électorats des différents courants et mouvements politiques a-t-elle évolué en France de 1789 à 2022 ? En s’appuyant sur un travail inédit de numérisation des données électorales et socio-économiques couvrant plus de deux siècles, cet ouvrage propose une histoire des comportements électoraux et des inégalités socio-spatiales en France de 1789 à 2022. Pour la première fois, il devient possible de comparer rigoureusement la structure des électorats sur longue période.
Au-delà de son intérêt historique et de la nouvelle base de données qu’il propose, Une histoire du conflit politique permet d’apporter un regard neuf sur les crises du présent et leur possible dénouement. La tripartition de la vie politique issue des élections de 2022, avec d’une part un bloc central regroupant un électorat socialement beaucoup plus favorisé que la moyenne – et réunissant d’après les sources ici rassemblées le vote le plus bourgeois de toute l’histoire de France –, et de l’autre des classes populaires urbaines et rurales divisées entre les deux autres blocs, ne peut être correctement analysée qu’en prenant le recul historique nécessaire.
En particulier, ce n’est qu’en remontant à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, à une époque où l’on observait des formes similaires de tripartition avant que la bipolarisation ne l’emporte pendant la majeure partie du siècle dernier, que l’on peut comprendre les tensions à l’œuvre aujourd’hui. La tripartition a toujours été instable alors que c’est la bipartition qui a permis le progrès démocratique, économique et social. Comparer de façon minutieuse les différentes configurations permet de mieux envisager plusieurs trajectoires d’évolutions possibles pour les décennies à venir.
Avant d’étudier les transformations des comportements électoraux, nous analysons dans la première partie du livre les grandes lignes d’évolution des inégalités socio-spatiales en France depuis 1789. Le chapitre 1 présente tout d’abord ce qui est sans doute l’évolution structurelle la plus frappante : une marche limitée mais réelle vers une plus grande égalité en France depuis la Révolution, à la fois sur le plan politique, social et économique, avec toutefois une interruption et un début de retournement au cours des dernières décennies, qui nourrissent aujourd’hui de profondes interrogations.
Le mouvement vers l’égalité politique, aussi inachevé soit-il, a contribué à nourrir un mouvement vers une plus grande égalité socio-économique. Au cours des deux derniers siècles, on constate notamment une élévation générale du niveau de vie et du niveau de santé et d’éducation, ainsi qu’une réduction significative des écarts de revenus et de patrimoines sur la longue durée.
Cette marche limitée mais réelle vers une plus grande égalité et une plus forte prospérité collective a été portée par les mobilisations populaires. Pour autant, en France comme dans les autres pays européens, la réduction des inégalités ne saurait être attribuée à un seul camp politique. Elle doit plutôt être examinée dans la perspective plus large d’un écosystème politique caractérisé par une bipartition entre un bloc social-démocrate ou socialiste et un bloc chrétien-démocrate ou conservateur (au sens large), les deux blocs alternant au pouvoir dans un système de concurrence vertueuse qui a permis historiquement l’expérimentation collective et le développement réussi de l’État social.
Nous analysons dans le chapitre 2 les grandes lignes d’évolution des inégalités socio-économiques sur le plan territorial et spatial en France sur longue période. Les inégalités territoriales, qui avaient connu une réduction significative depuis le 19e siècle, en partant il est vrai d’un niveau extrêmement élevé, sont reparties très fortement à la hausse depuis les années 1980-1990. Les écarts de PIB moyen par habitant entre les départements les plus riches et les plus pauvres ont ainsi retrouvé au début des années 2020 des niveaux s’approchant de ceux observés entre 1860 et 1900.
Au niveau communal, on observe également depuis les années 1980-1990 une remontée significative des écarts de capital immobilier moyen (valeur des logements) et de revenu moyen entre les communes plus pauvres et les plus riches. Cette tendance se retrouve à l’intérieur du monde rural comme du monde urbain, aussi bien au sein des villages (ici définies comme les agglomérations de moins de 2 000 habitants) que des bourgs (agglomérations entre 2 000 habitants et 100 000 habitants), banlieues (communes secondaires des agglomérations de plus de 100 000h) et métropoles (communes principales des agglomérations de plus de 100 000 habitants).
Les écarts entre banlieues pauvres et riches (les 50% les plus pauvres et les plus riches) ont particulièrement progressé au cours des dernières décennies, à tel point que les banlieues pauvres sont descendues au même niveau que les villages et bourgs pauvres, voire au-dessous si l’on examine les 20% les plus pauvres ou si l’on prend en compte les inégalités face aux prix immobiliers et à l’accès à la propriété. On observe aussi des différences importantes en termes de spécialisation productive : davantage d’employés des services (commerce, restauration, santé, etc.) dans les banlieues pauvres, davantage d’ouvriers exposés à la concurrence internationale dans les villages et bourgs pauvres, ce qui n’était pas le cas avant 1980-1990. Ce cadre général – marqué par la complexification de la structure de classe – offre une grille de lecture indispensable pour analyser les transformations des comportements électoraux.
Le chapitre 3 s’intéresse ensuite aux inégalités éducatives et à leurs métamorphoses. Le phénomène majeur dans le long terme est la persistance de très fortes inégalités socio-spatiales sur le plan éducatif, dans un contexte d’expansion sans précédent du niveau général d’accès aux savoirs et à la culture écrite au cours des trois derniers siècles. Ces disparités socio-territoriales se recoupent pour partie avec celles liées à la production, au capital immobilier et au revenu, sans pour autant se confondre totalement. La proportion de bacheliers parmi la population âgée de 25 ans et plus est passée de 4% à 50% entre 1960 et 2022 (et la proportion de diplômés du supérieur de 2% à 34%), avec une progression sensiblement plus importante dans les métropoles et les banlieues que dans les bourgs et les villages, en lien avec des équipements éducatifs et universitaires plus accessibles dans le monde urbain et le monde rural.
Il faut toutefois souligner que l’écart de formation entre les banlieues pauvres et les bourgs et villages pauvres est au final relativement réduit par comparaison à tout ce qui oppose ces territoires défavorisés aux banlieues et métropoles les plus riches. Pour les inégalités éducatives comme pour les inégalités de revenu et de richesse, les disparités passent avant tout à l’intérieur de chaque catégorie de territoire et de taille d’agglomération. Les inégalités éducatives sont également renforcées par un recours croissant au privé au sein des territoires les plus favorisés, en particulier dans les métropoles et les banlieues les plus riches.
Le chapitre 4 examine enfin la nouvelle diversité des origines observée en France métropolitaine au cours des dernières décennies. On constate depuis les années 1960-1970 le développement d’une immigration non-européenne d’une ampleur qui peut certes sembler relativement modeste dans l’absolu, mais qui n’en constitue pas moins un changement significatif par rapport aux périodes antérieures.
Lors du recensement de 1851, les personnes de nationalité étrangère sont très peu nombreuses : à peine 1,1% de la population totale. La proportion d’étrangers (toutes nationalités confondues) au sein de la population métropolitaine a connu une progression irrégulière à partir de la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, avec un premier pic dans l’entre-deux-guerres (6,6% en 1931) et un second pic dans la période actuelle (7,4% en 2022). La progression observée au cours depuis l’après-guerre, de 4,6% en 1960 à 7,4% en 2022, a été sensiblement plus forte dans le monde urbain, et en particulier dans les banlieues pauvres, que dans les bourgs et les villages.
Les éléments présentés dans ce chapitre et dans le reste du livre montrent toutefois que les différences entre banlieues pauvres et villages et bourgs pauvres en termes d’expérience de la diversité et de nouvelles formes de sociabilité et de mixité des origines ne doivent pas être exagérées. Leur ampleur reste limitée par comparaison à tout ce qui rapproche l’ensemble des territoires pauvres du monde urbain et du monde rural, notamment en termes de revenu moyen et d’accès aux services publics, et aussi tout ce qui les différencie sur le plan socioéconomique, par exemple en ce qui concerne la structure socioprofessionnelle (employés vs. ouvriers) et la proportion de propriétaires ou de diplômés du supérieur.
Les trois parties suivantes du livre se concentrent sur l’étude des comportements électoraux, en se focalisant tout d’abord sur la participation (partie 2), puis sur les votes pour les différents courants politiques aux élections législatives (partie 3), et enfin sur les scrutins présidentiels et référendaires (partie 4).
Si l’on examine les comportements de vote dans le long terme, l’un des faits les plus frappants est l’essor de la participation électorale au 19e siècle, le maintien à un niveau élevé pendant la seconde moitié du 19e siècle et la majeure partie du 20e siècle, puis la chute rapide de la participation à la fin du 20e et au début du 21e siècle.
Concrètement, le taux de participation aux élections nationales atteignait environ 30-40% sous la Révolution, avant de monter autour de 70-80% en 1848 et de se stabiliser à ce niveau jusqu’aux années 1980-1990, puis de connaître une chute marquée depuis 1990-2000, avec moins de 50% de participation parmi les électeurs inscrits lors des législatives de 2022, soit le niveau le plus faible enregistré depuis deux siècles.
On constate par ailleurs que le taux d’inscription électorale se situe autour de 90% tout au long de la période 1848-2022, sans tendance claire dans le long terme. Cela implique que la participation électorale, telle qu’elle est habituellement mesurée, tend à surestimer la participation effective d’environ 10%. Depuis le 19e siècle, ce taux moyen d’inscription électorale mesuré au niveau national a toujours été sensiblement plus élevé dans les villages et les bourgs que dans les banlieues et métropoles. Depuis 1990-2000, on observe aussi un taux d’inscription plus élevé dans les communes riches que dans les communes pauvres, indépendamment de la taille d’agglomération, clivage social qui n’existait pas auparavant.
Ce chapitre étudie la structure de la participation électorale et ses transformations, des élections législatives de 1848 à celles de 2022. Comment expliquer que la participation législative, qui oscillait autour de 70-80% de 1848 jusqu’aux années 1980-1990, ait chuté aussi fortement au cours des dernières décennies, pour se retrouver à tout juste 50% en 2017 et 2022 ?
Nous constatons que cette chute, loin d’être uniforme, s’est accompagnée d’un écart croissant de participation entre les communes riches et pauvres, à tel point que cet écart a atteint à la fin des années 2010 et au début des années 2020 une ampleur sans précédent au cours des deux derniers siècles. On observe également que la participation électorale a généralement été plus forte dans le monde rural que dans le monde urbain des législatives de 1848 à celles de 2022, avec toutefois une exception importante entre 1920 et 1970 (particulièrement entre 1930 et 1960), en lien avec une forte mobilisation ouvrière pour le parti communiste.
Contrairement à une idée reçue, l’écart de participation entre communes riches et pauvres n’a pas toujours existé, ou tout du moins pas de façon aussi nette et aussi marquée : il s’agit d’une évolution récente et inédite à l’échelle de l’histoire électorale française. L’explication la plus convaincante à nos yeux est le sentiment d’abandon des classes populaires depuis les années 1980-1990, en relation avec l’affaiblissement de la bipolarisation gauche-droite. Ce sentiment d’abandon est étroitement lié à la perception d’une convergence des programmes économiques des principales formations politiques en présence.
Ce chapitre étudie la structure de la participation électorale lors des élections présidentielles organisées en 1848 et de 1965 à 2022, ainsi que lors des scrutins référendaires qui ont eu lieu depuis les référendums constitutionnels de 1793 et 1795 jusqu’aux référendums européens de 1992 et 2005.
De façon générale, on constate pour les élections présidentielles comme pour les législatives une hausse importante des écarts de participation entre communes riches et pauvres depuis les années 1980-1990, avec toutefois une progression moins massive des écarts dans le cas des présidentielles et une chute plus limitée de la participation d’ensemble.
Sur longue période, on observe de 1848 à 2022 une forte progression du poids des déterminants sociaux de la participation, pour les présidentielles comme pour les législatives. Les principaux déterminants de la participation sont liés à la classe géo-sociale, avec d’un côté la richesse de la commune (capital immobilier, revenu, proportion de propriétaires, concentration foncière) et de l’autre la catégorie de territoire (taille d’agglomération et de commune : villages, bourgs, banlieues, métropoles). Les autres variables sociodémographiques (profession, secteur d’activité, niveau de diplômes, etc.) jouent aussi un rôle additionnel significatif. Les variables liées à la pratique religieuse ou aux origines étrangères n'ont pour leur part qu'un impact relativement limité. Enfin, le pouvoir explicatif additionnel apporté par le département a fortement décliné sur longue période.
Ce chapitre présente les grandes lignes d’évolution du vote pour les différents courants politiques représentés lors des législatives de 1848 à 2022. Nous expliquons également comment nous avons procédé pour numériser les procès-verbaux électoraux conservés aux Archives nationales et pour attribuer à chaque candidat une « nuance politique » (avec généralement entre 8 et 15 nuances suivant les élections), sur la base notamment de la presse de l’époque.
Afin de pouvoir faire des comparaisons sur longue période, nous opérons également des regroupements en « courants politiques » (gauche, centre-gauche, centre, centre-droit, droite) et entre trois principaux blocs : le bloc de gauche (gauche et centre-gauche), le bloc du centre, et le bloc de droite (centre-droit et droite).
Entre 1848 et 1910, on constate que le système politique est caractérisé par une forme de tripartition, avec trois pôles de taille comparable à gauche (socialistes, radicaux-socialistes), au centre (républicains modérés et opportunistes) et à droite (conservateurs, monarchistes, catholiques). Puis le système politique connaît un mouvement prononcé vers la bipartition entre 1910 et 1992, avec deux pôles principaux à gauche et à droite et un centre réduit à la portion congrue. La période 1992-2022 semble à l’inverse se caractériser par un fragile retour vers une nouvelle forme de tripartition.
Sur longue période, l’une des principales régularités est que le monde rural a généralement eu tendance à voter plus fortement à droite que le monde urbain. Ce clivage territorial est particulièrement marqué au 19e siècle, puis de nouveau au début du 21e siècle. Il tend à aller de pair avec la tripartition : les classes populaires urbaines et rurales sont divisées entre le bloc de gauche et le bloc de droite, ce qui permet à un bloc central rassemblant des classes moyennes et aisées de gouverner. A l’inverse, le clivage social l’emporte sur le clivage territorial pendant l’essentiel du 20e siècle : le bloc de gauche parvient à rassembler les classes populaires urbaines et rurales et à imposer la bipolarisation gauche-droite.
De la même façon que pour la participation, on constate également que le pouvoir explicatif de la classe géo-sociale pour rendre compte du vote pour les principaux blocs lors des élections législatives conduites depuis 1848 n'a jamais été aussi fort qu’au cours des scrutins de 2017 et 2022. Ces résultats illustrent le rôle structurant des déterminants et socio-économiques du vote sur longue période (clivage rural-urbain, clivage lié à la richesse, clivage lié à la profession et au secteur d’activité) et leur importance première par comparaison aux facteurs géographique et identitaires.
Ce chapitre étudie de façon plus détaillée la structure des votes au cours de la période 1848-1910. En dépit de tout ce qui sépare les deux contextes historiques, cette période est particulièrement riche en enseignements pour comprendre le monde actuel, avec notamment des inégalités en hausse dans les deux cas, et un système électoral marqué par la tripartition, système qui apparaît rétrospectivement comme profondément fragile et instable.
Plusieurs facteurs contribuent à la fragilisation de la tripartition entre 1848 et 1910. Il s’agit tout d’abord d’un travail de mobilisation politique réalisé par le bloc de gauche afin de rapprocher les classes populaires rurales et urbaines et de dépasser les antagonismes territoriaux autour d’un programme commun de redistribution. Tout indique que ce processus a joué un rôle essentiel dans la sortie de la tripartition et le passage à la bipolarisation gauche-droite, et qu’il pourrait en aller de même à l’avenir
Il faut également insister sur le rôle joué par les élites, qui s’avèrent prêtes à basculer assez rapidement du bloc de droite à celui du centre si cela correspond à leurs intérêts socioéconomiques fondamentaux. On observe ce phénomène avec les « républicains opportunistes » des années 1880 et 1890, et on le retrouve dans des proportions encore plus forte avec le bloc central en 2017-2022.
La question est de savoir si cette plasticité et ce pragmatisme doivent être vus comme un atout dans la compétition politique, ou bien plutôt si cet « opportunisme » et cette capacité assumée à agréger toutes les élites (quitte à se voir accuser d’égoïsme social) constituent au final une faiblesse qui a contribué à causer la chute du bloc central et la sortie de la tripartition au début du 20e siècle. Les éléments disponibles plaident pour la seconde hypothèse et laissent à penser qu’un tel phénomène est déjà à l’œuvre dans la période actuelle.
Ce chapitre étudie la structure des votes et du conflit électoral au cours de la période 1910-1992. En première approximation, cette période se caractérise par une bipartition gauche-droite de type « classique », avec un affrontement politique centré sur la question sociale et la problématique de la redistribution des richesses. Sans chercher à l’idéaliser, cette dialectique motrice a permis au cours du 20e siècle de structurer un mouvement sans précédent (quoiqu’insuffisant et inachevé) vers une plus forte égalité sociale et une plus grande prospérité économique, le tout dans le cadre d’une démocratie électorale pluraliste s’appuyant sur la délibération collective, l’alternance politique et le respect de la diversité des points de vue.
Pour autant, le système de bipolarisation qui se met en place entre 1910 et 1992 est traversé en permanence par de multiples fragilités et contradictions, qu’il est essentiel d’analyser afin de mieux comprendre son affaiblissement puis son effondrement au cours de la période 1992-2022, ainsi que les conditions d’une possible résurgence.
Parmi les multiples facteurs de fragilisation de la bipolarisation à l’œuvre entre 1910 et 1992, deux méritent une attention particulière, compte tenu des enseignements que l’on peut en tirer pour l’avenir. Tout d’abord, le clivage électoral gauche-droite lié à la richesse est toujours complexifié en pratique par un clivage territorial rural-urbain qui le contredit en partie (le monde rural étant en moyenne plus pauvre et votant davantage à droite)
Par ailleurs, le bloc de droite comme le bloc de gauche sont traversés par de multiples contradictions internes, particulièrement vives dans l’entre-deux-guerres et sous la IVe République, en lien notamment avec l’héritage financier des guerres, les incohérences du nationalisme, la construction de l’État social et la question du socialisme démocratique. Ces difficultés à s’accorder sur un programme viable empêchent souvent les alternances claires entre les deux blocs et conduit régulièrement au pouvoir des coalitions instables.
Le chapitre 11 analyse la phase d’affaiblissement de la bipartition et de montée en puissance d’une nouvelle forme de tripartition qui se déroule entre 1992 et 2022.
Contrairement à une idée reçue, le vote pour le bloc de gauche n’a jamais cessé d’être une fonction fortement décroissante de la richesse de la commune, y compris au cours des dernières décennies. C’est notamment le cas au niveau des communes les plus riches, qui ont toujours voté pour la droite (ou le centre) et non pour la gauche.
La nouveauté des dernières décennies est l’émergence d’un autre vote populaire, celui des électeurs votant pour le FN-RN, principalement localisé dans les villages et les bourgs, qui rassemblent depuis les années 1980-1990 davantage d’ouvriers industriels soumis à la concurrence internationale que les banlieues et les métropoles. Le sentiment d’abandon face à la mondialisation et à l’intégration européenne et aux services publics a poussé ces électeurs vers le FN-RN, alors que les employés des services (commerce, restauration, santé, etc.) des territoires populaires des banlieues et métropoles continuaient de voter à gauche.
Dans le même temps, le vote pour la droite libérale (hors FN-RN) est devenu de plus en plus bourgeois, en partie du fait de la perte du vote rural populaire au profit du FN-RN.
Au final, les élections de 2022 ont vu l’émergence d’une nouvelle forme de tripartition sociale : les classes populaires urbaines et rurales sont divisées entre le bloc de gauche et le bloc de droite, alors que le bloc central s’appuie sur les classes moyennes et aisées.
Les chapitres précédents se sont concentrés sur la structure des électorats observés lors des élections législatives qui se sont déroulées en France de 1848 à 2022. Il s’agit de notre observatoire privilégié dans le long terme, car il est à la fois celui qui permet d’étudier le plus grand nombre de scrutins et la plus forte diversité de courants politiques. Pour autant, les scrutins présidentiels et référendaires ont également joué un rôle central dans la dynamique électorale et politique du pays, et notamment dans la période récente.
Si le scrutin présidentiel de 1848 s’est avéré désastreux, la réintroduction en 1965 de l’élection présidentielle au suffrage universel a contribué dans un premier temps à renforcer la bipolarisation gauche-droite centrée sur la question sociale et la problématique de la redistribution des richesses, à l’image du scrutin emblématique de 1981.
L’élection présidentielle a aussi contribué à l’émergence de nouveaux courants politiques, et en particulier du vote pour la droite nationale, qui était urbain et aisé en 1965 et 1974 et est devenu de plus en plus rural et populaire depuis les années 1990-2000, au fur et à mesure que le FN-RN attirait à lui le vote des déçus de la mondialisation et de l’intégration commerciale européenne et internationale.
L’étude des scrutins présidentiels permet également de mettre en évidence des profils de vote extrêmement différentiés au sein d’autres familles politiques, avec par exemple un vote relativement urbain et aisé (y compris pour une même taille d’agglomération et de commune) en faveur de l’écologie politique depuis 1974, et à l’inverse un vote rural et populaire pour les candidats trotskystes.
De la même façon que pour les élections législatives, le scrutin présidentiel de 2022 voit l’émergence d’une nouvelle tripartition sociale, avec des classes populaires urbaines et rurales divisées entre le bloc de gauche et le bloc de droite, et des classes moyennes et aisées soutenant le bloc du centre. Si l’on raisonne toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire si l’on introduit des contrôles pour les autres caractéristiques sociodémographiques (taille d’agglomération et de commune, professions, diplômes, etc.), on constate cependant que le vote pour le bloc de gauche continue de décroître fortement avec la richesse, alors que celui pour le bloc de droite est quasiment plat (voire légèrement croissant). Cela s’explique par le fait que le vote RN n’est que légèrement décroissant avec la richesse (toutes choses égales par ailleurs), alors que le vote Reconquête-LR est pour sa part très fortement croissant avec la richesse.
On constate également que le pouvoir explicatif de la classe géo-sociale pour rendre compte du vote pour les principaux blocs n’a jamais été aussi élevé qu’au cours des derniers scrutins présidentiels. Ces résultats illustrent de nouveau le rôle structurant des déterminants socio-économiques du vote sur longue période (en particulier la richesse économique de la commune et la taille d’agglomération et de commune) et leur importance première par comparaison aux facteurs géographique et identitaires (notamment comparé à la proportion de personnes d’origine étrangère, qui n’explique qu’une partie très faible des écarts de vote).
Les clivages référendaires ont joué un rôle important dans la structuration du conflit politique depuis deux siècles, en particulier lors des référendums fondateurs de 1793 et 1795, ainsi que lors du référendum constitutionnel de 1946 autour de la suppression du véto sénatorial, caractérisé par un clivage gauche-droite particulièrement marqué autour de la richesse.
Les référendums européens de 1992 (traité de Maastricht) et 2005 (traité constitutionnel européen) constituent également des moments politiques essentiels. Ils jouent un rôle central au sein du processus conduisant à l’affaiblissement du clivage gauche-droite et à la montée de la tripartition, avec un bloc central soutenant l’Europe libérale et deux blocs latéraux la contestant sur des bases différentes et largement irréconciliables. De fait, le vote pour le oui lors du référendum de 2005 est une fonction très fortement croissante de la richesse : il rassemble les classes moyennes et aisées issues de la gauche et de la droite qui sont globalement satisfaites de la mondialisation et de leur situation économique. A l’inverse, le vote pour le non est très fortement décroissant avec la richesse. Il est maximal dans les communes populaires urbaines et rurales qui par la suite vont voter de plus en plus séparément, les premières pour le bloc de gauche et les secondes pour le bloc de droite, alors que le nouveau bloc de centre s’appuie sur les classes moyennes et aisées.
Les informations issues des enquêtes menées au niveau individuel confirment les conclusions des données électorales communales, en particulier en ce qui concerne la division des classes populaires urbaines et rurales entre le bloc de gauche et le bloc de droite. Au sein des 50% des électeurs ayant les plus bas revenus, le bloc de gauche réalise ses meilleurs scores parmi les employés de services (commerce, restauration, santé, etc.) urbains et les électeurs les plus précarisés (quand ils votent), alors que le bloc de droite réalise ses meilleurs scores parmi les ouvriers et les classes moyennes des bourgs et des villages les plus exposés à la concurrence internationale.
Nous avons tenté dans ce livre d’écrire une histoire du conflit politique à partir du laboratoire français. La France a connu une vie politique et électorale riche et mouvementée de 1789 à 2022, et offre ainsi un point d’observation particulièrement pertinent sur les espoirs et les chemins complexes empruntés par l’idée démocratique au cours des deux derniers siècles.
Notre principale conclusion est sans doute la suivante : la classe sociale n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui pour comprendre les comportements de vote. Il s’agit d’une conclusion optimiste, au sens où les conflits politiques et électoraux sont déchiffrables et admettent des solutions socioéconomiques. Pour le dire autrement, nous nous inscrivons en faux contre l’idée selon laquelle les conflits politiques du temps présent seraient devenus illisibles, dominés par l’épuisement démocratique, les affrontements identitaires et communautaires, une perte de confiance généralisée, ou encore le règne de la post-vérité.
Le conflit politique n’oppose pas le camp de la raison à celui de la déraison : aujourd’hui comme hier, il oppose des intérêts et des aspirations socioéconomiques contradictoires. Son dépassement passe par l’alternance démocratique et la poursuite de la transformation du système socioéconomique, processus qui a déjà été largement engagé au cours des deux derniers siècles et ne va pas s’arrêter aujourd’hui – quoique puissent en penser les conservateurs de toutes les époques.
La poursuite de cette transformation exige toutefois un long processus politique et programmatique visant à rapprocher les intérêts et aspirations du monde urbain et rural et à faire en sorte que le clivage social l’emporte sur le clivage territorial. C’est ce processus qui a permis la montée en puissance de la bipolarisation gauche-droite au début du 20e siècle. Un processus similaire apparaît nécessaire en ce début du 21e siècle, ce qui passe avant tout par la prise en compte de la complexification croissante de la structure de classe, caractéristique d’un État social avancé aux prises avec une concurrence internationale débridée.